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Eric Clémens, à propos de Pas de tombeau pour Mesrine (Al Dante)

TROIS BALLES DANS LE TEXTE

 

SERVITUDE VOLONTAIRE VS. MEDITATION POETIQUE

 

Rien d’étonnant si Pas de tombeau pour Mesrine[1] commence par s’en prendre à la censure éditoriale, à l’incommensurable médiocrité romancière qui correspond à la commande des éditeurs, et s’il en donne d’emblée la raison sociale, l’asservissement volontaire : ce livre découvre une autre façon d’écrire et qui plus est une autre façon d’écrire une « biographie » ! Car son style est singulier, méditatif et poétique à la fois, alors qu’il se devait de raconter une vie en guise de tombeau…

 

Soit donc cette commande : écrire la vie romancée de celui qui fut l’ennemi public numéro, Jacques Mesrine. Et la résistance de l’écrivain Charles Pennequin « à l’incursion cursive dans le roman pour trous-du-cul ». Pourquoi cette résistance ? Parce qu’il s’agit d’inventer une fiction, pas de prolonger une hallucination. Que la figure médiatique de Mesrine ait été celle d’un assassin, d’un bandit de grand chemin ou d’un martyre, l’enjeu n’est pas là : ces trois figures plus ou moins combinées relèvent de l’imaginaire romanesque dont la fonction sociale est de marchander le spectacle par la projection narcissique – on sait l’affligeante domination de la dite « autofiction » dans la production française actuelle. L’enjeu apparaît dès lors : ne pas servir le spectacle, et s’élargit : résister à l’asservissement généralisé. Car le sujet réel du livre est là : dans la question posée à la mort spectaculaire de Jacques Mesrine, au tombeau introuvable du fait de cette spectacularisation et, au bout du conte noir, à l’asservissement spécifique auquel elle a donné lieu.

D’où vient la servitude volontaire à l’époque où nous ne sommes plus censés croire en l’Un, tels les contemporains de La Boétie subjugués par le Roi, puisqu’après tout nous sommes des contemporains de la démocratie représentative ? Question que l’écrivain transcrit : D’où vient « l’étouffement généralisé » que manifeste la vie et la mort, fascinées autant que fascinantes, d’un truand ? Et la réponse, méditée et poétique, apparaît double : de l’époque et de la mort – « sa vraie tombe elle est dans l’époque »…

 

Notre époque, en effet, est « une sorte de couvercle (…) une mise en bière de toute époque un peu révolutionnaire, car notre époque est une époque de pensées révolues, nous sommes des révolus je me dis en marchant dans les allées du cimetière ». Or Mesrine a catalysé cette époque de façon redoublée : se révoltant contre « l’instinct de mort » (c’est le titre de son livre d’un journalisme des plus médiocres) et y cédant dans sa révolte même, par l’assassinat. Nul doute qu’il cherchait à s’évader de mille et une façons, de la prison comme de l’époque, refusant la passivité, l’attente, l’étouffement. Et cela explique la fascination dont il a fait l’objet : « premier de la classe morte de ceux qui ont l’instinct de vivre, il y avait qui sinon personne (…) il n’y avait que l’individu Mesrine face à cinquante millions de consommateurs, il y avait le Un de Mesrine face à tous ces numéros, et le numéro du président de la République ». Autrement dit, dans cette représentation imaginaire de Mesrine-Pennequin, la démocratie consumériste produit un anti-Un qui reste prisonnier de l’asservissement à l’Un : « il y avait le Un tout seul de Mesrine, face à la force, à toutes les forces » ! 

 

Parce qu’il ne sert à rien de se leurrer : dans le sursaut aveugle de vivre, Mesrine a cédé lui-même à l’époque, à l’idée d’une fin du « moderne » préparant le pire « post-moderne ». « Animal poético-médiatique, il faisait son numéro spectaculaire », jouant le jeu journalistique et torturant un journaliste, du même coup cédant à la mort, au fond de tout asservissement. Voilà pouquoi, « si Mesrine était là et qu’il se présentait aux élections présidentielles, il dirait peut-être ça, ne votez pas, mais butez-vous tant qu’il est encore temps, et sortez-vous du tas de votants ». Ce qui témoigne de sa souffrance, certes, mais celle de « l’homme démuni de lui-même, démuni de sa propre histoire, l’homme qui vit au temps de surveiller et punir ». Et qui ne survit que par la mort : « lui ce qu’il voulait c’est vivre, il voulait vivre et se venger de ce qu’on avait gangrené en lui ». La vengeance tue sans action, qui n’a lieu qu’avec les autres pour un autre commencement, sans même un faire poétique, qui n’a lieu que dans les langues des  autres : « Mesrine faisait de l’éthique à deux balles, c’est une sorte de poète, mais à deux balles, c’est un poète avec des barillets »…

 

En travers de cette fiction, l’écrivain Charles Pennequin nous aura effectivement forcé à dévisager notre propre asservissement. Le texte qui clôt le livre l’écrit en caractères gras : « Ça pue la ressemblance la France. La remouvance. Recouvrance de l’Etat. C’est l’Etat France. Ça pue l’Etat car la France ça rassemble. La ressemblance rassemble. C’est le ramassement de tout qui pue parce que ça s’oublie. » En travers du « pas de tombeau », cette fiction poétique médite sur la chance du « pas de mort » dans la vie, la sortie tenace mais lucide de l’asservissement dans le semblant. « Dans tout corps qui pue une idée qui est comme un bouchon. Et qu’il faudra faire sortir. » Pour gagner au dedans la pensée du dehors : « Toute la respiration du dehors. Tout le respirant qui pourrait faire que ça pense dedans… »

                             Eric Clémens

[1] Editions al dante, 2008, 87p.      

Problème numéro 2

 

Le problème c’est que je ne suis pas un artiste quelque part. Quelque part en moi il y a l’impossible artiste qui est là et qui veille. Car tout ce que je fais n’est pas nourri par la volonté de trouver et de renouveler, d’avoir une nouvelle idée et de la former puis de s’en servir. Tout ce que je fais n’est pas inscrit dans la volonté de se démarquer, puis ensuite de breveter après invention, de rentrer enfin dans le bercail des galeries et dans les discours de vieux qui ont déjà tout fait et tout vu. Je ne sais pas chanter, je ne sais pas poser ma voix, respirer, j’oublie de respirer et de parler par le ventre, et c’est la rage presque seule qui va former le dessin et non la technique. Je n’ai rien contre la technique cependant. Seulement, la technique dépasse les techniciens. Car les techniciens oublient que la technique est plus vieille que le plus vieux des techniciens. Tout comme la technologie. Les technologues s’imaginent que nous sommes encore dans un devenir technologique. Alors que c’est à partir du moment où l’homme arrête d’être singe qu’il est dans son devenir technologique. Les machines ont le mérite d’emboucaner l’intime. L’intime fait gros bruit grace aux machines et non grace au beau grain de voix de l’acteur. Il vaut mieux être un beau grain de fille qu’un beau grain de voix. La voix passe par les oublis de la bande et par les trucages les plus diverses pour dicerner mieux. Mieux dire et cerner soi par la bidouille. Mais est-ce vraiment important de vivre ces passages à la bidouille ? car ce qui reste de l’artiste est bien souvent son passage dans la technique, la forme. Son passage à la forme est son passage par les armes. Les armes des artistes. On peut dire alors qu’il est reconnu parmi les siens. Cependant, tout ce qui dépasse la relation est pour moi sans grand intérêt. L’art doit aussi être là pour la relation. Deux ouvriers peintres qui peignent un mur, un haut mur de béton, ou qui l’enduisent, ces deux travailleurs là sont pris par leur travail et n’ont que des relations minimes entre eux. Pour moi, le drame est là avant toute chose, il nait de l’impossibilité relationnelle entre les êtres. La création doit favoriser la relation. La création est le possible relationnel. Deux hommes qui enduisent ou qui peignent, ou deux travailleurs qui sont dans des bureaux, deux bureauliers ou bureaulières et qui ont des soucis téléphoniques, deux comptables avec des soucis de paperasse, ou toute sorte de soucis ne peuvent se concentrer sur la vie nue. La vie est nue entre nous. Nous faisons tout pour nous éloigner la vie nue. La vie sans rien, sans phrase et sans bagage littéraire et sans technique ouvrière ou artistique. Alors sans doute, le mot relationnel ne va pas. Car déjà un artiste s’est soucié de cela et a fabriqué des précepts pour faire le forcing dans les galeries avec ses nouvelles idées. Et du coup, nous avons inventé « l’esthétique relationnelle », qui est une fumisterie pour les salons, les vernissages et toutes sorte de mondanités. Rien à voir avec ce que nous appelons le problème de la relation. Il y a dans le geste du travail à plusieurs, quelque chose qui passe et obscurcit toute possibilité de voir la vie sous le bon œil. Il y a quelque chose qui pèse, quelque chose qui nous arrive dans l’esprit et qu’on tentera de repousser par tout un tas d’actes qui sont des empêchements pour être vraiment là. Soi-même déjà là et l’autre dans cette possibilité. La possibilité, voyant l’autre là, d’y être également pour lui-même. Cela est la même chose pour ceux qui travaillent dans un bureau, ceux qui œuvrent sur un chantier et ceux qui organisent des manifestations artistiques. Il y a tout un tas de constructions relationnelles, tout un ensemble fort élaboré pour éviter la vraie vie. L’ouvrier va parler à l’autre de choses et d’autres, le secrétaire ou l’employée de banque, le patron et son adjoint parleront dans les moments perdus du bon ou du mauvais temps, le technicien artiste parlera de sa technique artiste en prenant un verre avec une personne du staff technique ou de son public artiste et alors ? qu’en ressort-il de l’humanité ? rien. Il ne ressort rien de l’humain, ou alors des traces individuelles, parce que les hommes sont dans l’incommunicabilité absolue, et donc la chose à faire est de faire parler cette incommunicabilité, et de la faire jaillir de toute part, de désigner l’incommunicabilité à tout instant. Seul l’artiste, dans ses moments lucides, et s’il n’est pas qu’un technologue doublé de velléités de reconnaissance, peut se permettre de le faire et d’ainsi montrer la nudité de tout. Et donc la révolte, car on est prisonnier de la vie du corps. Si le corps s’éteint, et il s’éteint progressivement dans la vie, le corps est un éteignoire pour la vie, si le corps s’éteint donc, nous les artistes et les autres futurs noyés, nous nous retrouvons dedans comme écrasés, écrabouillés dedans entre les différents tuyaux et le sang durci. La vie pour nous est un souffle inéluctable et de toute façon la vraie lutte est déjà avec soi-même, déjà lutter pour soi et contre soi. Car ce qui nous guide, c’est effectivement de repousser l’épuisement. Notre épuisement, car la nuit arrive pour tout le monde et on la sent très vite monter en soi-même. En soi-même la nuit monte. En soi-même la vie s’éteint progressivement et donc vivre est une lutte, vivre c’est être dans la révolte. Si la révolte n’est plus comprise par l’artiste, alors c’est la mort qui l’habite déjà. La mort habite beaucoup d’artistes qu’on dit « vivants ».

 

1er problème

Le problème est que les corps s’entassent, qu’ils veulent ça, l’entassement, que les corps se rassemblent et puent. C’est le problème de la nuit qui nous guette avec la promesse de l’entassement. On reste coincé dans le corps, plus moyen de sortir, plus moyen de dégager un bout d’existence. Le problème est que les artistes n’ont rien sauvé de leur existence, à part des œuvres, mais les œuvres montrent la mort. Leur mort. Le problème c’est que pas un seul artiste n’a réussi à survivre à l’existence. Pas un seul dans toute l’histoire. Vous pouvez me croire ou non mais c’est vrai. Il n’y a pas un seul artiste qui a survécu à la vie et à son existence. Alors on dit : « oui, certes, mais il y a les œuvres ! ouf ! » Et c’est pour ça que le problème suivant est que nous rentrons dans une forme d’ordre qui est l’ordre des spectateurs, l’ordre suprême pour l’oubli de soi et où l’homme se prosterne devant l’artiste. C’est l’institution des artistes qui a inventé l’ordre du spectateur pour que l’homme se tienne bien tranquille. Alors que chaque personne du public qui rentre au spectacle devrait rentrer avec tous ses problèmes, et notamment celui qui est que son corps l’entasse, que son corps à décidé l’entassement de lui-même depuis qu’il est né. Depuis sa naissance, le spectateur est dans un corps et ce corps est son étouffement. Depuis que nous sommes nés nous sommes destinés au spectacle de notre pourrissement dans un corps. Le corps est un enfermement. Et c’est l’un des premiers problèmes qui devraient secouer toute personne entrant à l’œuvre, il faut rentrer dans l’œuvre avec tous les problèmes liés à l’existence, tous les problèmes quotidiens, il ne faut pas tomber la veste des problèmes quotidiens, il faut les poursuivre. Et aussi indiquer, dénoncer, le simple fait que lui aussi, l’artiste, est mort avant l’œuvre. Lui aussi, l’artiste, va se retrouver coincé dans un corps, le souffle écrasé par des organes. Comment après s’agenouiller devant l’artiste, c’est-à-dire s’asseoir et l’écouter patiemment alors que de tous les temps, nous ne pouvons observer chez lui le moindre pourcentage de réussite face à la mort. Tout le monde doit rentrer avec ses problèmes, tout un chacun rentre ici avec ses préoccupations les plus diverses, sa vie la plus diversifiée, tous doivent être vraiment en lieu concerné et non au spectacle. La vraie écoute peut se faire à ce moment-là, parce qu’à ce moment-là nous ne glissons pas dans l’imposture, nous ne sommes pas dans les postures, nous sommes concernés tout autant que l’artiste par les problèmes de vie. La vie pose un problème. La vie est un problème qui peut être lié à l’art, tout comme à la pensée. Seulement, la pensée seule ne va pas. La pensée des intellectuels est souvent trop sèche, la pensée est sèche et du coup, à chaque fin de phrase d’une pensée de philosophe, le cri voudrait se faire, le cri est dû à l’étouffement des pensées des philosophes qu’ils ont traduit en phrase. L’étouffement se traduit. La phrase éteint la pensée. Alors que la pensée n’est pas dans la phrase uniquement. La pensée est aussi une bosse et un cri et qu’il n’y a pas de phrases qui permettent de traduire l’impossible respiration. Les bonnes fabrications, les tournures de phrases sont des enfermements de la chose respirée. Elles bloquent la respiration et le roulement de la pensée à travers des mots enchevétrés et écrasés, sans constuction. Les phrases des pensées sont comme des enfermements de corps. Elles sont des organes qui empêchent la libre circulation de la pensée dans la vie. Il faut des cris de philosophes, il faut pouvoir penser à partir de la douleur et du rire philosophique et non, par exemple, de sa définition du rire. La pensée est quelque chose qui se veut libre et en dehors du cadre très serré, en dehors du corset sectaire de la philosophie, la pensée veut aussi le chant mais sorti, le chant sorti et qui aurait déjà trop subi tous les encombrements de corps. Les encombrements de corps sont les mains et la langue. La voix. La voix, la langue et les mains sont les encombrements de la pensée. Alors, la pensée peut s’amuser. La pensée peut jouer avec le cri et avec les gestes dans tous les sens pour traduire son existence et s’échapper du corps. La pensée joue avec le corps pour le laisser retomber ensuite et profiter de l’élan pour sauter dans l’air. Elle joue du corps mais le laisse finalement à ses propres encombrements. Car la pensée est ce qui réclame le plus d’air. La pensée est ce qui réclame la respiration à outrance et aussi le jet vers le dehors, le saut, l’expulsion du sensible au dehors. Sensible, qui veut dire : j’ai pris suffisamment de coups dans la gueule pour vouloir et pouvoir, pouvoir et vouloir sauter dans le vide. Le saut dans le vide de la pensée grâce à tout ce qui est possible de faire avec tous les encombrements de corps et les coups de pied au cul de l’existence. La pensée c’est des bosses et des coups dans la gueule par la vie. C’est aussi le ramassement de l’intérieur pour un soulèvement possible hors du corps. Grâce à tout ce qui forme le corps, à son côté empaté et impossible. Grâce à toute la finesse écrasée des organes. Finesse et écrasement, entre les deux la pensée circule et s’échappe. Le chant est une forme d’échapée du corps, tout comme le geste, les gestes dans tous les sens, les sens répartis dans le corps, les sens qui provoquent la respiration de ce corps, jusqu’au moment où celui-ci décidera, d’un commun accord avec lui-même, qu’il faudra tout ratatiner dans la mort.