TROIS BALLES DANS LE TEXTE

 

SERVITUDE VOLONTAIRE VS. MEDITATION POETIQUE

 

Rien d’étonnant si Pas de tombeau pour Mesrine[1] commence par s’en prendre à la censure éditoriale, à l’incommensurable médiocrité romancière qui correspond à la commande des éditeurs, et s’il en donne d’emblée la raison sociale, l’asservissement volontaire : ce livre découvre une autre façon d’écrire et qui plus est une autre façon d’écrire une « biographie » ! Car son style est singulier, méditatif et poétique à la fois, alors qu’il se devait de raconter une vie en guise de tombeau…

 

Soit donc cette commande : écrire la vie romancée de celui qui fut l’ennemi public numéro, Jacques Mesrine. Et la résistance de l’écrivain Charles Pennequin « à l’incursion cursive dans le roman pour trous-du-cul ». Pourquoi cette résistance ? Parce qu’il s’agit d’inventer une fiction, pas de prolonger une hallucination. Que la figure médiatique de Mesrine ait été celle d’un assassin, d’un bandit de grand chemin ou d’un martyre, l’enjeu n’est pas là : ces trois figures plus ou moins combinées relèvent de l’imaginaire romanesque dont la fonction sociale est de marchander le spectacle par la projection narcissique – on sait l’affligeante domination de la dite « autofiction » dans la production française actuelle. L’enjeu apparaît dès lors : ne pas servir le spectacle, et s’élargit : résister à l’asservissement généralisé. Car le sujet réel du livre est là : dans la question posée à la mort spectaculaire de Jacques Mesrine, au tombeau introuvable du fait de cette spectacularisation et, au bout du conte noir, à l’asservissement spécifique auquel elle a donné lieu.

D’où vient la servitude volontaire à l’époque où nous ne sommes plus censés croire en l’Un, tels les contemporains de La Boétie subjugués par le Roi, puisqu’après tout nous sommes des contemporains de la démocratie représentative ? Question que l’écrivain transcrit : D’où vient « l’étouffement généralisé » que manifeste la vie et la mort, fascinées autant que fascinantes, d’un truand ? Et la réponse, méditée et poétique, apparaît double : de l’époque et de la mort – « sa vraie tombe elle est dans l’époque »…

 

Notre époque, en effet, est « une sorte de couvercle (…) une mise en bière de toute époque un peu révolutionnaire, car notre époque est une époque de pensées révolues, nous sommes des révolus je me dis en marchant dans les allées du cimetière ». Or Mesrine a catalysé cette époque de façon redoublée : se révoltant contre « l’instinct de mort » (c’est le titre de son livre d’un journalisme des plus médiocres) et y cédant dans sa révolte même, par l’assassinat. Nul doute qu’il cherchait à s’évader de mille et une façons, de la prison comme de l’époque, refusant la passivité, l’attente, l’étouffement. Et cela explique la fascination dont il a fait l’objet : « premier de la classe morte de ceux qui ont l’instinct de vivre, il y avait qui sinon personne (…) il n’y avait que l’individu Mesrine face à cinquante millions de consommateurs, il y avait le Un de Mesrine face à tous ces numéros, et le numéro du président de la République ». Autrement dit, dans cette représentation imaginaire de Mesrine-Pennequin, la démocratie consumériste produit un anti-Un qui reste prisonnier de l’asservissement à l’Un : « il y avait le Un tout seul de Mesrine, face à la force, à toutes les forces » ! 

 

Parce qu’il ne sert à rien de se leurrer : dans le sursaut aveugle de vivre, Mesrine a cédé lui-même à l’époque, à l’idée d’une fin du « moderne » préparant le pire « post-moderne ». « Animal poético-médiatique, il faisait son numéro spectaculaire », jouant le jeu journalistique et torturant un journaliste, du même coup cédant à la mort, au fond de tout asservissement. Voilà pouquoi, « si Mesrine était là et qu’il se présentait aux élections présidentielles, il dirait peut-être ça, ne votez pas, mais butez-vous tant qu’il est encore temps, et sortez-vous du tas de votants ». Ce qui témoigne de sa souffrance, certes, mais celle de « l’homme démuni de lui-même, démuni de sa propre histoire, l’homme qui vit au temps de surveiller et punir ». Et qui ne survit que par la mort : « lui ce qu’il voulait c’est vivre, il voulait vivre et se venger de ce qu’on avait gangrené en lui ». La vengeance tue sans action, qui n’a lieu qu’avec les autres pour un autre commencement, sans même un faire poétique, qui n’a lieu que dans les langues des  autres : « Mesrine faisait de l’éthique à deux balles, c’est une sorte de poète, mais à deux balles, c’est un poète avec des barillets »…

 

En travers de cette fiction, l’écrivain Charles Pennequin nous aura effectivement forcé à dévisager notre propre asservissement. Le texte qui clôt le livre l’écrit en caractères gras : « Ça pue la ressemblance la France. La remouvance. Recouvrance de l’Etat. C’est l’Etat France. Ça pue l’Etat car la France ça rassemble. La ressemblance rassemble. C’est le ramassement de tout qui pue parce que ça s’oublie. » En travers du « pas de tombeau », cette fiction poétique médite sur la chance du « pas de mort » dans la vie, la sortie tenace mais lucide de l’asservissement dans le semblant. « Dans tout corps qui pue une idée qui est comme un bouchon. Et qu’il faudra faire sortir. » Pour gagner au dedans la pensée du dehors : « Toute la respiration du dehors. Tout le respirant qui pourrait faire que ça pense dedans… »

                             Eric Clémens

[1] Editions al dante, 2008, 87p.