C’est étrange d’être arrivé en même temps que soi-même. Ça m’a toujours paru bizarre, le fait d’arriver en même temps que ma vie, que ma vie coïncide avec moi. Qu’on soit là au même moment, ainsi rassemblés, pour l’existence. Que notre présence soit au moment même où je suis dedans, complètement, alors qu’il y a des millénaires que ça aurait pu advenir. J’aurai pu arriver en des temps immémoriaux. Rien n’aurait pu coïncider entre nous. Entre moi et ma vie, je veux dire. Car j’ai pas l’impression que c’est pareil, qu’on est forcément décalés, qu’on se parle à distance moi et ce qui se vit à l’intérieur. Comme si la communication était forcément coupée, entre le fait que j’existe et qu’il y ait ce corps qui se balade d’un lieu à l’autre. Même cette bouche qui parle, elle aurait pu s’ouvrir à un autre moment et sortir de n’importe qui. N’importe quel être pourrait être à ma place en ce moment même et moi j’aurais été encore un peu tranquille, attendant je ne sais quoi, la délivrance peut-être ? J’aurais été délivré de quoi au final ? De toute manière j’ai dû m’engager et c’est peine perdue pour maintenant faire machine arrière toute. Je suis cuit. J’existe. J’en ai mis du temps pour me décider, cela dit. Et il y avait du monde au portillon. On a dû me pousser devant, je n’ai pas voulu rentrer vraiment, je stationnais ainsi en moi sans savoir quoi ni qu’est-ce. Avant cela j’ai tout oublié. Ça devait être pareil. La non-vie c’est pareil à peu près avec un peu moins de dérangement sans doute. Je ne peux pas le dire, j’ai pas existé dans la non-vie. Ici j’existe. C’est ça qui diffère. Et différer c’est aussi remettre à un autre temps. Quand on naît on apprend juste à différer. Entre soi et ce qui est. On sait qu’il va s’opérer comme une division. Une opposition. C’est formel. Au premier temps on est comme avant, on n’existe pas mais c’est autour que ça existe. J’ai dû rester un peu comme ça, comme au temps du premier état. La nostalgie sûrement. J’ai pas voulu renoncer au premier état, par solidarité. J’ai toujours cette sensation de coton entre les dents. C’est pas si doux au final le coton, quand on l’a dans les dents. On croit que le coton ça vous adoucit la vie, que nenni. Vous voulez croquer du coton, macache, ça crisse ! C’est pire que les ongles sur le tableau noir. Toute la mémoire surgit, c’est ça qui nous donne la sensation d’exister. Portés par les mots, les images, les sons, les odeurs. Emmenés par le tout venant. En somme tout ce qu’on n’avait pas il y a mille ans de ça, voir plus : au temps des premiers humains, ou des dinosaures. Ou même avant : quand la croûte se formait. N’importe laquelle de croûte, cherchez pas. Il a toujours fallu que ça apparaisse. C’est inscrit dans les gênes l’apparition. Dans les gênes du néant même, tout est gravé au marbre. Faut pas chercher plus loin : on devait intervenir à un moment donné, et moi j’ai pris tout mon temps, malgré que ça poussait drôlement derrière. La nature vous pousse au cul, vous avez pas le choix : il vous faut arriver. Mais quand est-ce qu’on arrive réellement ? Il y en a c’est de suite, ils sont fins prêts pour l’expédition. Parfois je me demande s’ils sont pas déjà venus, ils ont l’air bien au jus. On la leur fait pas à eux. D’ailleurs ils arrivent tellement vite et bien qu’ils finissent par se suicider. C’est des perfectionnistes. Ils veulent tout contrôler. Les savants ça doit être ça, tout comme les champions. Toutes ces stars du domino, on sait bien qu’elles n’arrivent pas comme ça. Que ça existait déjà bien avant, dans une autre vie. Une vie où le domino c’était pas encore ça. Il a fallu tout remettre d’aplomb. Seulement après cette vie aussi parfaite on fait quoi ? M’étonnerait qu’on vous laisse vous la couler douce. Il faut repartir dare-dare au charbon. C’est pour ça qu’ils n’en peuvent plus d’être, les bons. Les meilleurs d’entre nous sont les plus épuisés, prêts à flancher à la première occasion. C’est pas sur eux qu’il faudra compter. C’est tout le contraire. Les plus grands génies seront les plus nuls. Et vice et versa. Vous n’y échapperez pas ! Le père, si. Il a échappé de son vivant à ce cirque. Il était un génie, très certainement. Un génie de la non-intervention. Un casque bleu de la vie de famille sans doute. De la vie tout court. Il n’agissait qu’au cas où toutes les solutions diplomatiques avaient rendu l’âme, comme on dit. Et c’est là qu’il sortait sa phrase favorite : Va te faire cuire un œuf. Lui aussi il arrivait avec lui-même et pourtant cela ne coïncidait nullement. Il lui aurait fallu entendre vraiment ce qu’il disait, comment les murs lui répondaient, ce qu’il foutait entre ces quatre murs de la maison, avec qui il passait cette vie, déjà avec lui il passait sa vie sans vraiment se savoir. Il a dû se savoir à maintes reprises, mais c’était comme une pensée qui tournoyait dans le cerveau, comme le font les feuilles qui tournent et se posent, les fruits des érables par exemple. Mais ce genre de pensée ne se posait pas comme les samares, elles s’envolaient au loin, se transformant en petite fumée, impossible à rattraper. Ou comme quand on souffle pour faire des bulles de savon. Le père aimait beaucoup le savon, il faisait des sortes de bulles de savon de sa vie, de son existence. Il en avait cure de l’existence. Il aurait pu très vite s’en passer, mais il fallait toujours qu’il s’applique à diverses tâches, comme par exemple se récurer les oreilles. Avec un gant de toilette. Le père je l’associe toujours au gant de toilette dans mon esprit. Il doit y avoir un lien entre le savon (et le gant) et son existence intérieure, comme s’il voulait se récurer de tout ce qu’il avait vu et entendu partout où il allait. Se nettoyer de ce savoir. Dans le bus, par exemple. Il descendait de la rue pour prendre le bus. Il prenait cette voyette que toute la famille connaissait. Il a marché dedans, il est arrivé à l’arrêt de bus maintenant. Je ne l’ai jamais vu faire ça, comme je ne l’ai jamais vu avec ses collègues ouvriers dans ce bus. Je ne suis déjà pas sûr qu’on puisse dire collègue pour des ouvriers. Sans doute des camarades. Camarades syndiqués ! aurait dit la mère. Elle n’aurait jamais voulu qu’il se syndique, des fois que cette funeste décision retombe sur elle. Et puis le soir il n’empruntait pas la ruelle, car il passait à la coopérative, pour remplir le casier de bouteilles. Je l’ai déjà vu remonter la rue avec son casier de bouteilles, ou alors je l’ai plutôt imaginé, à force qu’on m’en parle. Car on me bourrai la tête à cette époque de tous ses faits et gestes. Maintenant je comprends pourquoi il lui fallait du vin, pour tenir debout en dedans. Tenir à l’intérieur de lui-même. Qu’il ne s’échappe pas comme un liquide qui mousse hors du goulot. Ou comme cette petite fumée de bonnes pensées. Des pensées qui le feraient fuir de lui-même, pour enfin se rejoindre. Tandis qu’ici il restait planté, au mitan d’un flot de paroles. Celles de la famille. Celles qui le parlaient sans qu’il ne bronche, lui, ou si peux. Il fallait si peu parler, mais il le fallait tout de même, pour donner le change, dire Va te faire cuire un œuf. Même les deux mon capitaine ! répondait la mère. Et on en restait là, au moins pour la soirée. Une belle soirée devant la télé. La vie ne délivre rien, me dis-je. Ne donne aucune parole. La vie n’a jamais délivré une vraie parole. Une parole, un flot, la vie c’est comme un flot de parole, nous dit-on. Qui a pu lâcher une ânerie pareille. La vie est une parole qui passe, s’évapore. C’est moins que l’air. La vie file avec l’air. Celui du parler qui n’est rien. On n’accroche rien sur le parler de la vie. C’est comme une toile cirée la vie, on se lance à corps perdu dessus. Comment je peux dire qu’untel ou unetelle a rencontré unetelle ou untel. On sait même pas ce qu’il ou elles se sont dit untel et unetelle. On ne sait rien du dire, d’ailleurs, Et si on le sait cela ne nous dira rien, car c’est un dire qui mène à rien, comme un pet sur une toile cirée. On nous apprend rien d’untel ou d’unetelle. On ne saura rien en dire sur ces gens même en connaissance de tous leurs dires, ainsi que le menu détail de leurs faits et gestes. Cela m’a aussi toujours inquiété quand unetelle ou untel venaient me dire, Nous avons bien échangé aujourd’hui. Nous avons eu des propos d’une hauteur invraisemblable, d’une valeur inestimable. A ce moment-là, il est déjà trop tard pour se barricader. Vous n’avez rien vu venir. Vous êtes dans le viseur, paré pour un prochain débat. Le père lui débattait dans sa tête, avec un interlocuteur inconnu de nous tous. Il fumait tranquillement la tête baissée, puis il la relevait souriant, regardait l’horizon. Il livrait des entretiens en lui-même, satisfait d’avoir répondu à tout un questionnaire des plus retors. Il donnait des interviews, livrait ses plus intimes pensées à toute l’assistance depuis son fauteuil situé dans le fond de la pièce, au loin des autres, pour ne pas être perturbé par les bruits de la télé. La nuit il se griffait, sans s’en rendre compte. Le matin sa peau des côtes lui piquait et le lendemain sa femme, au lever, touchait ses croûtes. Qui t’a encore fait ça ! lui disait-elle. Il était dans l’incapacité de répondre, sans doute encore un sombre pigiste mécontent, un de ces interviewers chafouin par ce tête-à-tête avec le père. Le père et ses réponses formulées avec grand soin. Parfois il nous les livrait comme ça, de but en blanc, tout en s’essuyant les lunettes, comme on jette quelques graines dans le poulailler, pour un peu distraire la bassecour, lui donner une raison d’être, hors de la télé. Sa femme disait qu’il ne faisait jamais de fautes, contrairement à ses enfants, toutes et tous dans l’enseignement. Untel professeur de français. Unetelle directrice des écoles. On a même eu un directeur d’usine ! nous confiait la mère. Avec lui on en a eu que des problèmes ! disait-elle, soucieuse. Elle était sur son lit, un vieux lit qui n’était pas un lit. Un canapé converti, comme elle disait alors. Le seul de toute la maison en tout cas, à son grand regret. Le reste étant résolument méfiant au débit de la mère. Un débit plutôt faible malgré tout. Une phrase coup de poing de temps à autre se perdait dans les couloirs de la maison. Un mot-poignard lancé à travers les pièces. Le père connaissait le bon moment pour déguerpir au jardin. Se réfugier en se vautrant dans les rameaux d’asperge. Ou derrière le pêcher qui ne donnait plus. Coincé entre l’arbre et les plaques, il regardait l’horizon en fumant son toubaque. Il pensait à cet homme qui lui avait parlé un jour, il ne savait plus pour quelle raison. Il ne se souvenait pas de leur discussion non plus, il se rappelait seulement qu’il était de Barcelonette. Et celui-ci, à chaque phrase qu’il prononçait, lâchait toujours un En fait, qu’il prononçait Enfé. Le père n’entendait que ça dans la conversation, car lui il ne disait jamais enfé mais en fait, comme tout le monde pensait-il. C’est après cela qu’il a eu des doutes. Maintenant il y avait cet enfé de Barcelonette, et peut-être d’autres viendraient ensuite lui démontrer qu’on prononçait comme on voulait. En tout cas, plus rien d’autre ne passait entre ses oreilles, à part cet enfé prononcé à chaque début de phrase. Il confiait tout cela à son contradicteur anonyme, ou plutôt son reporter, envoyé spécial au cœur de sa cervelle. Mes échotiers ! qu’il disait. La mère aussi avait toute une flopée de correspondants dans sa tête qui voulait tout connaître d’elle, tout savoir de sa vie, lui arracher la moindre pensée, mais elle était vraiment coriace celle-là, elle tenait bon. Même pour lui faire avouer date de naissance, ses commentateurs pouvaient se lever de bonne heure !
25 - 10 - 2025
en même temps que soi-même