« Qu’est-ce qu’un élan moral?
Un élan physique avorté,
et qui a tourné court. »
Antonin Artaud
Qui a l’idée de se battre aujourd’hui. Qui du lecteur ou du poète à l’idée d’en découdre. Qui me cherche des poux et se cherche des poux. Qui se cherche en me cherchant tel un pou et est-ce que je me cherche pas aussi ce pou sur la surface chauve et rigolarde de mon crâne de babouin. Singe né d’une sorte de bête à museau de rat que je suis et à qui on a pris soin depuis des siècle de dresser contre lui-même. On a élevé ce rat des arbres hors de sa vie, sa chère existence de canaque des îles où il n’a appris qu’à se dévorer avec l’autre autant que faire ce peu, ne serait-ce que par la parole. Tous ces vilains macaques qui causent dans les journaux, qui n’en peuvent plus de causer, de gémir, de moraliser, de bénir. Tous ces béni-oui-oui qui parlettres de tous leurs pores, bellement arrivés dans l’existence contemporaine. Bien éduqués en chiens de race, bien dressés et bien débarqués sur tous les continents, la tête haute, alors qu’ils ne savent rien de ce que serait une lutte véritable, un combat dans les mots, seuls. Est-ce que la poésie est parfois l’endroit où le lecteur, au lieu d’aller foutre une peignée à ses semblables, peut venir se bagarrer avec du sens et l’écrivain, au lieu de pavoiser dans sa belle langue toute fabriquée, avec sa petite haine du nouveau, sa haine qu’on lui a faite et dont il sera décoré, on lui donnera des prix à ce petit cochon doré, alphabétisé et politiquement droit dans ses bottes, tous ces salauds qui ont refusé la bagarre, tous ces lâches dont on étale les petits pets sur la surface brillante de l’édition, les petits coups faiblards dans l’existence, la leur d’existence, leur petite bistouille d’écrivaillon et qui fait qu’aujourd’hui comme hier on s’emmerde royalement dans la littérature. quelques-uns en tout cas semblent s’emmerder et Artaud pareil s’emmerdait grave, mais il restait poli.
Seulement, dans ses textes, ses écrits au couteau, il flinguait ce petit esprit qui fuyait depuis des siècles la vie même, celle qu’on était en droit d’attendre, l’esprit et le corps, tous ces mots malappris tels que l’Être et toutes les institutions qui nous ont rendu malade d’exister. Il a cherché le bon mot pour éteindre tous les autres, mais il a manqué son coup, car tout a été fait pour l’empêcher de parler. Même ses collègues auraient donné cher pour le faire taire, même ses amis ont souhaité sa mort car c’est toute l’existence qui s’est acharnée sur lui à le BUTER bien au-delà des hommes.
Car il voulait toucher, c’est-à-dire abattre tous les principes qui font que jamais on ne sort de cette foutue planète humaine tant incarnée par tous ces primates qui vous parlent sans cesse pour vous faire taire, tous ces tristes sirs avec leur politique et leur sociologie, leur science et leurs spécialités qui chaque jour nous retardent d’avantage. Artaud disait cela, alors qu’il allait (c’est ce que croyaient tous ces fils de chieurs qui peuplaient le monde alors) clamser. Alors qu’il semblait très pâle et très drogué et très fatigué, raplapla (pensaient tous ces maudits macaques). Il disait : tout retarde. Même une bombe n’arriverait pas à soulever ce débarras dans lequel on a empoussiéré nos générations. Rien ni personne ne peut faire exploser ce monde, tout est trop malin, tout est trop tordu, c’est-à-dire construit et tuyauté depuis des lustres. Tout est lustré de définitions. Un mot est un mot et attention à ne pas se prendre les pinceaux avec l’Être ou le Devenir ou Ma Couille. Même Ma Couille[1] a occupé un bataillon de philosophes, ils en ont fait des conférences et des tables rondes et des colloques sur Ma Couille.
PAS UN GESTE !
Les flicanailles à l’esprit sain ne veulent plus entendre parler des coups de pute d’Artaud. Le théâtre et la morale et la pensée et les sentiments et les médecins et les curés et le féminisme, l’anarchisme et le patronat et le pouvoir en place pour des siècles, le corps et la maladie et les définitions qui pourrissent toutes les têtes ont bien assis leurs grosses fesses sur sa pensée et qui n’était pas une pensée d’ailleurs, mais une façon bien à lui et bien appliquée d’ECORCHER.
Un bon pet gras et sonore a maintenu en état de siège son misérable cri, et ni moi ni personne ne viendra remédier à cela. La Transcendance et l’Immanence et le Postulat et la Transversalité et tous ces mots[2] lui ont écrasé la gueule et aussi tous ces gens qui s’en sont réclamé et se gardent bien de faire péter l’Idée. L’idée qui est le dogme de tout projet humain.
Le projet humain est à rayer de la carte.
Fini l’Art et la Philo et l’Entité et l’Instance, tout ce drame qui noue n’importe quelle histoire de n’importe quel clampin sur patte avec n’importe quelle autre clampine à quatre pattes. Pas d’humain finalement et pas de nature et pas d’univers, car même l’univers vu d’un lambimbin tout crotté tel que moi se donne des airs et des raisons de vivre.
Artaud a cassé tout ça et l’instant d’après, tout a été à nouveau recouvert par ses plus fidèles croisés, par ses fans de la première et de la dernière heure et par tous les rénovateurs qui sont arrivés après et par le monde même, car ils ont cru tout de même qu’Artaud avait une idée et des principes alors qu’il a dit et répété que tout ce qui l’a fait écrire ce sont ces malheureux trois petits points en bas de page, c’est-à-dire en fin de vie. Au bout du couloir de la mort où on l’avait mis dès la naissance et même bien avant, il a réussi à cerner tout de même d’un peu près ce rien qui fait tant causer et qu’il faudrait taire. Comment inventer la poudre qui fera péter l’idée même de naître. Voilà une des petites et rabougries questions qu’on peut se poser aujourd’hui dans ce petit cahier merdeux et en l’honneur de cette petite seconde qui me regarde comme une vache éberluée. Vivement que je cours dans ce pré poursuivi par un taureau énorme et que je finisse la face étalée dans une grosse bouse. Merci Antonin Artaud, j’ai appris quelque chose de toi que j’ai pourtant toute ma vie essayé de dissimuler à moi-même, et qui fait cette vie éternellement fausse, cette vie face aux idéaux et aux grands hommes, et qui me fait toujours ressembler, moi ainsi que nombre de mes congénères, au dernier des couillon. Tu es l’un des rares à m’avoir donné à lire, c’est-à-dire appris à voir des choses se hérisser dans des pages que tous ces faux accoucheurs de phrases et tous ces faiseurs d’oubliettes ont appelé si joliment la Langue. L’art est une manière d’inventer le combat, il n’y a pas d’autre formule plus absolue et pourtant, ça vous en dégoûte plus d’un. Artaud est l’exemple même du type désintéressé qui a livré une bataille jour et nuit. Toute sa vie est une guerre et chaque être devrait être cet animal infréquentable pour qu’aucun siècle humain, avec sa sclérose de pensées et d’institutions, n’approche de trop près. Hélas, il n’en sera jamais ainsi. Plutôt crever que d’être parmi vous, disent les suicidés. Certains artistes, eux, comme Artaud, ont pris les devants en décidant de suicider tout le reste.
Qu’il en soit toujours ainsi, les amis.
C.P.
[1] « Le succube qui épousa mes couilles la nuit dernière n’était pas un démon, c’était un prêtre catholique romain, qui achevait de transpirer son vin de messe. » (Poème intitulé 13 décembre, an 1946. Suppôts et Suppliciations, Nrf, Poésie/Gallimard. Le poème qui suit, page 242 de l’édition de poche de janvier 2006, commence par ce poème magnifique « Les sentiments retardent, / les passions retardent, / les institutions retardent, / tout est en trop, tout est ce trop qui ne cesse de charger l’existence, / l’existence elle-même est une idée de trop, … », poème qu’il serait urgent de relire à l’heure d’aujourd’hui avec tant d’autres poèmes d’Artaud dans ce livre et dans d’autres.
[2] « Les mots que nous employons on me les a passés et je les emploie, mais pas pour me faire comprendre, pas pour achever de m’en vider, / alors pourquoi ? / C’est que justement je ne les emploie pas, / en réalité je ne fais pas autre chose que de me taire / et de cogner. / Pour le reste si je parle c’est que ça baise, je veux dire que / la fornication universelle continue qui me fait oublier de ne pas penser. / La réalité est que je dis rien et ne fais rien, que je n’emploie ni mots ni lettres, je n’emploie pas de mots et je n’emploie même pas de lettres. ». Texte écrit vers septembre 1946 et ayant pour titre COGNE ET FOUTRE dans Suppôts et Suppliciations.